On compare parfois la performance des pilotes avec celle des sportifs non pas du fait de la similarité des ressources engagées, puisqu’on les retrouve dans la plupart des activités humaines, mais plutôt du fait de la quête perpétuelle d’amélioration de la performance. Chez un sportif ce sera le meilleur chrono, chez le pilote c’est la maîtrise des situations auxquelles il est confronté. Si le sportif peut chuter et ne pas passer la ligne d’arrivée, le pilote lui n’a pas le droit de tomber, il a une obligation de résultat quelques que soient les conditions et les moyens.
Les trois types de ressources de la performance
Le sportif et le pilote possèdent trois types de ressources qui conditionnent leur performance :
Les compétences techniques, c’est à dire les actions concrètes, ce que l’on voit. Pour un skieur ce sera la technique de glisse, le planter de bâton, et pour le pilote cela concerne essentiellement sa machine avec son pilotage et ses procédures. C’est le domaine du temps réel.
Les compétences non techniques servent principalement à prendre en compte l’environnement pour anticiper une bosse, éviter une zone orageuse. Elles viennent compléter la partie visible des compétences techniques. C’est le domaine de l’anticipation qui relève de la connaissance des risques, du tri des informations, de la réflexion.
L’engagement, c’est à dire la concentration, la résistance au stress, l’implication, la motivation… constitue la dernière composante. Il est propre à chaque individu. Les valeurs et les croyances que l’on peut regrouper sous le terme culture de la sécurité vont fortement influencer la nature de cet engagement.
La performance finale c’est donc l’addition nécessaire de ces trois ressources. Vous pouvez être le meilleur pilote ou skieur du monde, si votre vigilance n’est pas suffisante, vous allez décoller sur la bosse ou rentrer dans la zone orageuse. Vous êtes vigilant et motivé, mais vous avez oubliez de réviser une procédure qui vous fait maintenant défaut. Vous êtes concentré, votre niveau technique est au top, vous venez d’éviter le secteur orageux non sans mal et c’est maintenant la piste qui change ; vous auriez pu l’anticiper mais vous ne l’avez pas fait, et vous voilà en train de farfouiller dans votre FMS, débordé par la charge de travail.
Le niveau d’exigence de l’activité
Poursuivons cette analogie avec le skieur pour aborder le domaine des risques. Le skieur effectue son apprentissage avec son moniteur d’abord sur les pistes bleues puis sur les vertes. Cette formation s’arrête en général quand il maîtrise les techniques de base. Il va continuer ensuite seul et découvrir accompagné ou non, au fur et à mesure de son expérience, les pistes rouges et les pistes noires.
De son côté, le pilote va lui aussi apprendre sur des pistes bleues et vertes et au cours de sa carrière il va découvrir, soit seul en monopilote, ou avec son Captain, des pistes rouges (low fuel, perte de contrôle de la situation…), et si la malchance s’en mêle, il se retrouvera sur une piste noire (fuel emergency, perte de contrôle de la machine, perte d’une commande de vol…).
L’un des challenges du pilote c’est de toujours avoir le curseur de sa performance du bon côté relativement à l’exigence de la situation, c’est à dire d’avoir la maîtrise. Le couple performance/exigence doit toujours rester en votre faveur durant toute votre carrière ! Vous pouvez faire des erreurs, des mauvais chronos, mais vous n’avez pas le droit de chuter.
Quel est le niveau d’exigence des situations que nous rencontrons ?
Nous sommes formés dans des environnements bleus et verts mais regardons de plus près à quoi ces différentes couleurs pourraient correspondre pour un pilote de transport. Un premier élément nous est donné par l’analyse des accidents avec le tableau suivant qui établit le rapport entre la nature de la combinaison des événements et leur occurrence, c’est à dire la probabilité de rencontrer des situations plus ou moins complexes.
La partie gauche du tableau correspond à l’aviation légère et la droite au transport public. La recombinaison d’incidents déjà vus individuellement a soit été colmatée par une procédure, soit analysée par vous, sinon ce sera une découverte ! A droite du tableau, pas de chance c’est tombé sur vous. Il n’y avait raisonnablement aucune raison de prévoir une telle situation. Le vent a été plus fort que prévu et vous avez consommé vos réserves ; le dégagement vient de fermer et c’est une approche indirecte dans des conditions pas terribles ! Une série de facteurs contributifs tous plus improbables les uns que les autres mais qui se sont alignés ce jour-là (c.f. Modèle de Reason). Mais en recherchant un bon niveau de sécurité le pilote doit pouvoir maîtriser ces zones à risques.
Des situations exigeantes
Quels sont les facteurs de risques ? Une partie de la réponse est donnée dans une étude qui repère six facteurs communs dans la plupart des accidents :
Une erreur d’inattention ;
Une erreur de manipulation dans un contexte exigeant ; Une procédure mal exécutée dans un contexte exigeant ;
Une réponse inadéquate à une situation rare ;
Un mauvais jugement dans des situations ambigües ;
Une déviation aux procédures.
Ces situations ambigües, rares, ces contextes exigeants, ont entrainé des erreurs, des violations… avec un rapport performance/exigence qui dans le cadre de cette étude a toujours été défavorable aux équipages. Remontons d’un cran dans l’analyse avec cette même étude qui souligne que la probabilité de l’erreur est le résultat de l’interaction de quatre facteurs :
– Les caractéristiques et limitations des processus humains de cognition et perception.
– Les demandes de tâches à réaliser.
– Les évènements qui surgissent liés à l’environnement dans lequel les tâches doivent être réalisées.
– Les facteurs sociaux et organisationnels qui influencent la façon qu’ont les experts d’approcher leurs tâches.
Pour enfoncer le clou sur la complexité des situations, voici une autre étude sur l’origine des événements de sécurité qui confirme que ce sont les interactions entre les facteurs techniques, les erreurs humaines, les facteurs opérationnels et le professionnalisme qui sont à l’origine de 85% des événements de sécurité. Les événements de sécurité qui ne comportent qu’un seul facteur déclencheur ne représentent que 15% du total ! Parmi ces 15%, les événements de sécurité qui ne comportent que l’erreur humaine comme seul facteur déclencheur ne représentent que 5% du total des événements. Ce sont bien les combinaisons qui sont redoutables pour le pilote, ce sont elles qui génèrent les situations exigeantes. Le LOFT est apparu pour apporter des réponses à ces situations particulières et c’est complètement la philosophie du processus de Gestion des Menaces et de Erreurs : Threat and Error Management qui visent encore un peu plus l’anticipation des interactions potentiellement menaçantes.
Une des priorités du métier c’est d’envisager, d’anticiper, d’éviter ces situations à risques. Cette gestion préventive de ces situations correspond à une action précise du domaine des compétences technique: un emport carburant, une altération de cap, une réorganisation des tâches. Par contre, la décision qui l’a conduit relève des compétences non techniques (Cnt) : conscience de la situation, jugement, décision… Ces dernières étant elles-mêmes conditionnées par votre niveau d’engagement (Engt), c’est à dire l’énergie que vous allez dépenser à réfléchir avant d’agir.
Le pilote doit donc faire la différence face à des situations : exigeantes, rares, ambigües, malgré ses erreurs, sa fatigue, son stress. A compétence technique égale c’est son engagement (convictions) et ses compétences non techniques (connaissances…) qui pourront faire la différence ce jour-là. D’après Thomas Seamster, expert en sécurité aéronautique, le niveau de performance recherché chez un pilote c’est au minimum dix années d’expérience associées à un engagement quotidien :
« Expert performance is a higher level of performance attained through effortfull practice. Experienced alone such as as gained through being a commercial pilot is not sufficient to attain expert performance ».
Comme le sportif qui doit « se faire mal » pour progresser, l’amélioration des compétences chez le pilote nécessite un effort intellectuel pour : chercher à comprendre, mieux percevoir, juger de mieux en mieux et plus rapidement, anticiper toujours un peu plus … Cette expérience d’une dizaine d’années correspond de fait aux usages de la prise de fonction d’un commandant de bord. Il y a donc l’expérience et ce que l’on en fait, attention donc à ne pas trop se laisser aller en place droite.
Cet engagement au quotidien c’est à dire l’effort à fournir est naturel pour le skieur qui verra rapidement les résultats de son implication. Pour un pilote c’est franchement moins évident, quand les formations sont de plus en plus courtes, le pilotage de plus en plus automatisé, procéduralisé, les milieux d’exploitation toujours plus aseptisés (moins formateurs). Beaucoup de pilotes pourraient s’imaginer que le métier se limite aux procédures des pistes bleues et vertes. Ils risquent d’être surpris le jour où subitement ils se retrouveront catapultés sur une piste rouge. Alors comment s’impliquer tous les jours au départ d’une piste bleue ou verte en s’imaginant être au départ d’une descente de la Coupe du Monde.
Il existe plusieurs réponses. La plus facile consiste à dire que cela fait partie de son métier, d’où l’importance de la motivation. Une autre plus élaborée vise la perception, la compréhension de l’activité et de ses enjeux comme comprendre que le passage d’une situation simple à une situation très dégradée, peut-être très rapide et en partie immaîtrisable. Cette prise de conscience est doublement bénéfique, elle contribue à un comportement de prudence, à rester le plus longtemps possible dans le bleu, à garder de l’eau sous la quille, mais elle pousse également à anticiper les événements pour éviter de se retrouver sur la mauvaise piste (TEM). Il existe des indicateurs simples qui pourraient mesurer la performance du pilote à chacun de ses vols. Ils ont l’avantage d’être individuellement motivant.
Un ancien pilote de chasse, et ancien de la PAF, vient de finir sa carrière comme pilote de ligne. Peu avant son départ il a eu l’occasion de faire part de sa vision du métier à de jeunes pilotes en leur disant : « Tous les matins avant de partir voler quand je me rase je révise mes encadrés ». Cet exemple c’est la marque du professionnalisme. Jusqu’au bout, jusqu’au dernier jour, il se tenait prêt à affronter toutes les situations.
Le pilote a le droit à l’erreur, il en fait en moyenne trois par vol, mais il n’a pas le droit à la chute.
Bons vols
PS