Photo de bandeau diffusée avec l’aimable autorisation d’Erik Sleutelberg
Voici une série d’articles présentés par Benjamin Pelletier qui est formateur en management interculturel, chargé de cours aux Mines Paristech et écrivain. Il anime également le site internet Gestion des Risques Interculturels. La culture de la sécurité est au centre de toutes les attentions en aéronautique depuis de longues années, et on comprend pourquoi en regardant les données suivantes qui sont particulièrement éloquentes. The link between safety attitudes and observed performance in flight operations J. Bryan Sexton1 & James R. Klinect.
“Crews composed of pilots with positive perceptions of safety culture trapped more errors, had fewer undesired aircraft states, had fewer error chains, made fewer violations, and had better overall crew performance ratings than crews with negative perceptions of safety culture”.
Quels sont les principaux gisements d’amélioration de la sécurité ? SGS, systèmes qualités, règlements, contrôles, formations… si le terreau (culturel) n’est pas bon les efforts peuvent être démultipliés à l’infini, mais les résultats ne suivent pas. Quand les boutons ne sont que le symptôme d’une maladie, un traitement local ne suffit pas. Un exemple parmi d’autres, les experts de l’OACI précisent que sans un minimum de culture de la sécurité un système de gestion de la sécurité sera peu performant.
Voici donc le premier article de Benjamin à qui l’équipe de Mentalpilote souhaite la bienvenue. Vous pouvez également consulter un autre article aéro très intéressant: “Le crash de l’avion présidentiel polonais” directement sur son site, et plein d’autres articles encore (le rôle des uniformes…).
Le refoulé interculturel dans l’aéronautique
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Un pas de côté : le questionnement interculturel
Cet article est le premier d’une série de cinq visant à questionner le domaine aéronautique sous l’angle des facteurs culturels et de leurs interactions. Le management interculturel s’efforce de décrypter les systèmes de représentation ainsi que les modes de comportements et d’action des collaborateurs de nationalités différentes afin d’adopter des stratégies d’ajustement et de prévenir les risques de conflit interculturel.
Le formateur en management interculturel intervient auprès des futurs expatriés pour qu’ils adaptent leurs pratiques managériales à leur nouvel environnement professionnel. Par exemple, un Français expatrié aux Etats-Unis doit reconfigurer son rapport à l’autorité, sa relation au temps et à l’espace, sa façon de mener une réunion, de motiver ses subordonnés, etc. Il doit apprendre à décrypter le langage non-verbal des Américains, mais aussi prendre conscience de son propre langage corporel.
En somme, il doit porter une attention extrême à la communication au sens large. Par ses paroles et sa gestuelle, par ses réactions et ses attitudes, il émet quantités de signes plus ou moins en adéquation avec les facteurs culturels américains. Ce plus ou moins doit être limité en amplitude et en fréquence pour éviter les risques de mésentente et de malaise, voire de rupture ou de conflit avec les collègues étrangers. Un ajustement de tous les instants est nécessaire pour un collaborateur en interaction dans un contexte étranger afin de se maintenir dans une zone d’intercompréhension dénuée d’ambiguïté et d’incertitude.
Il faut donc accepter de faire un pas de côté hors de sa culture d’origine, à la fois pour s’immerger dans la culture d’accueil dans la posture d’un acteur et pour se mettre à distance de soi-même dans la position d’un observateur.
Les deux singularités de l’aéronautique
Comme tous les domaines où la sécurité est un enjeu central, le transport aérien ne peut exister sans une extrême standardisation à tous les niveaux : techniques et méthodologies, apprentissage et formation, procédures et régulations, modes de communication et de comportements. Cette standardisation est loin d’être achevée mais elle reste le point de mire vers lequel convergent les conditions pour une meilleure culture de sécurité.
- Première singularité : les machines et les procédures
Dans l’aéronautique, les hommes sont en interaction directe et permanente avec des machines parmi les plus imposantes et des systèmes parmi les plus complexes au monde. Faire voler un avion d’un point A à un point B mobilise une très grande quantité d’acteurs aux compétences professionnelles hyperspécialisées qui tous doivent être animés par l’impératif de sécurité. Ils veillent à réduire l’incertitude et le hasard, notamment grâce à l’application de très nombreuses procédures qui matérialisent ces interactions avec les machines et les systèmes. Sur cet aspect, l’aéronautique pourrait se comparer au nucléaire. Mais la comparaison ne tient plus dès qu’on prend en compte la mobilité des machines dans l’aéronautique, ainsi que la présence de passagers embarqués dans celles-ci.
La confiance dans les appareils et le respect des procédures ne suffisent pas à garantir la sécurité : plus de 70% des accidents d’avion sont dus à des défaillance humaine. D’où la première singularité du transport aérien qui tient à la nécessité de porter une très grande attention au facteur humain alors qu’en fait l’essentiel de l’activité se déroule dans l’interaction avec des machines et le suivi de procédures.
- Deuxième singularité : universalité et internationalisation
Cette première singularité en dissimule une seconde, souvent méconnue ou négligée. La standardisation extrême en aéronautique implique une valeur universelle des règles, normes, procédures, modes d’action et de pensée requis. Et, par ricochet, on a tendance à déduire de cette universalité première une universalité seconde : celle des facteurs humains. Ainsi, on en vient à traiter des facteurs humains en faisant abstraction des particularismes nationaux car on greffe ces facteurs à une idée universelle de l’homme et de sa psychologie. Or, ce n’est pas parce qu’une activité est internationale qu’elle est universelle.
Qu’il s’agisse de la présence des grandes compagnies aériennes et de leurs filiales dans la plupart des pays du monde, des dizaines de nationalités des passagers sur un même vol, des équipages de plus en plus multiculturels ou des échanges entre le poste de pilotage et les contrôleurs aériens des différents pays traversés, l’aéronautique est certes l’un des secteurs les plus internationalisés. Mais il ne suffit pas de s’arrêter à ce constat sans en tirer la conclusion principale : l’aéronautique est le domaine privilégié d’interactions et de combinaisons culturelles d’une diversité quasi infinie. C’est là une singularité qui, curieusement, est rarement examinée de façon approfondie comme si en aéronautique il n’y avait pas de culture de l’interculturel.
Entendez-vous ce bruit culturel ?
Il y a plusieurs raisons à cette méconnaissance. Elles tiennent principalement à des questions de sécurité. Il est fondamental en aéronautique que tous les acteurs du secteur communiquent sans équivoque ni ambiguïté. Standards, normes et procédures doivent être valables et respectés partout et par tous. Rien ne serait plus nuisible à la sécurité si chacun les interprétait et réagissait en fonction de ses particularismes culturels.
La formation et l’entraînement des acteurs de l’aéronautique s’efforcent d’homogénéiser les comportements et schémas de pensée. Il s’agit donc de réduire au silence la cacophonie des particularismes culturels de telle sorte qu’un Français, un Américain ou un Japonais se retrouvent sur la même ligne standardisée de leurs compétences professionnelles :
Cette recherche de standardisation est particulièrement évidente dans la communication. De même qu’entre son émission et sa réception le message ne doit pas être modifié ou altéré par le bruit technique ou environnant (parasites sur la ligne, micro défectueux, volume sonore des moteurs, conversations ambiantes), il ne doit pas non plus être altéré par le bruit culturel. L’émetteur et le récepteur doivent communiquer dans le contexte commun de leurs fonctions et compétences strictement professionnelles. Ils réduisent au silence les particularismes liés à leur personnalité, leur vie privée, leurs affects, leur imaginaire mais aussi à leur culture d’origine :
Or, cette réduction au silence crée l’illusion dangereuse que les facteurs culturels ont été éliminés. Soumis à la culture hégémonique du domaine d’activité et du métier, les facteurs culturels s’atténuent mais ne disparaissent pas : ils deviennent plus ou moins latents selon les individus. Il y a donc une illusion aculturelle qui consiste à prendre la réduction au silence comme acquise ou définitive. En réalité, le premier schéma devrait être ainsi :
Nul ne renonce à sa culture d’origine. D’une part, parce que ce renoncement ne peut pas être l’objet de la volonté (un Français ne décide pas de « ne plus être français » pas plus qu’un Japonais ne peut décider « de ne plus être japonais ») ; d’autre part, parce que même si l’individu est fortement soumis à une culture secondaire hégémoniques, il ne pourra jamais totalement étouffer certaines réactions involontaires issues de sa culture primaire.
Le silence culturel n’est donc qu’apparent. Faire de cette apparence une réalité, c’est prendre le risque de passer complètement à côté d’éléments essentiels pour comprendre les interactions humaines. L’aéronautique n’échappe pas à cette constatation. Or, l’hégémonie de la culture métier ne favorise pas l’apprentissage et la prise en compte des facteurs culturels. A force d’évacuer les facteurs culturels nationaux, on en vient à développer une surdité culturelle.
A certains moments bien spécifiques, comme dans des situations de stress ou de fatigue, tel acteur du secteur peut ne pas réagir en fonction de ses compétences strictement professionnelles mais en fonction de sa culture d’origine. Le refoulé culturel peut alors faire son retour à la manière d’un ressort trop longtemps sous pression :
Par exemple, c’est le copilote français qui exprime trop spontanément ses pensées et émotions négatives ; c’est le pilote japonais qui se montre soudain très autoritaire malgré sa conscience que la culture de sécurité exige de faire preuve de faible distance hiérarchique ; c’est le contrôleur aérien chinois qui met en attente l’avion d’une compagnie étrangère sur le point d’atterrir pour privilégier l’avion d’une compagnie nationale ; c’est le steward espagnol qui fait une remarque déplacée à un hôtesse marocaine, etc.
Ainsi, sur le plan de la communication s’insinuent des facteurs culturels autres que la culture métier, qui viennent altérer le message. Dans le cas du copilote français, une dimension anxiogène vient perturber l’équipage. Dans le cas du pilote japonais, l’exercice brutal de son autorité s’accompagne pour le copilote de crainte de la punition en cas d’erreur ou de mise sous silence des éventuelles erreurs du pilote lui-même. Quant au contrôleur aérien chinois, il ajoute une charge de travail inutile au pilote mis en attente tout en insinuant chez ce dernier qu’il ne peut lui faire totalement confiance. Enfin, le steward espagnol ravive une rivalité culturelle latente entre Espagnols et Marocains.
En prenant certains facteurs culturels qui peuvent entrer en conflit avec le professionnalisme attendu en aéronautique (conflit de valeurs entre culture métier et culture nationale, irruption d’un langage non-verbal difficile à décrypter pour des collègues étrangers, retour des refoulés du collectivisme, de la culture du blâme et de la distance hiérarchique), le poids du bruit culturel dans la communication peut se représenter ainsi :
Le message est clairement altéré, ce qui signifie qu’il suit un détour qui surcharge son sens. Il est donc moins direct et exige pour être décrypté plus de temps que s’il avait été clair et direct. Dans des situations de stress, ce plus de temps peut être un facteur d’aggravation d’une situation déjà tendue. Le récepteur doit en effet initier un processus intérieur de traitement-analyse afin de faire la part entre l’information utile et les interprétations induites par le bruit culturel qui accompagne le message. Il peut également complètement se tromper sur le sens de l’information utile entièrement parasitée par le bruit culturel ou bien perdre encore plus de temps à entrer en conflit interculturel avec son collègue.
Les facteurs culturels de la culture aéronautique
La culture métier en aéronautique ne peut être assimilée sans certaines prédispositions. Sans prétendre à l’exhaustivité en la matière, il faut noter parmi celles-ci :
- le rationalisme : valorisation de la raison comme que système de principes organisateurs des données empiriques
- l’abstraction et l’expérimentation : capacité à modéliser la réalité et à dialectiser les relations entre la théorie et la pratique, le concept et l’exemple, la règle et la situation.
- L’individualisme et le sens de la coopération : responsabilisation individuelle associée au leadership et à l’esprit d’équipe
- La réflexivité et l’auto-analyse : capacité à l’introspection et à la maîtrise de soi
- Formalisme et dépersonnalisation : goût pour les interactions avec les machines et l’application de procédures
- une faible distance hiérarchique : exercice du pouvoir à des fins fonctionnelles et non personnelles, pas de culture du blâme
- une communication directe à contexte pauvre : capacité à émettre un message contenant peu d’incertitudes et peu de références implicites
- autres : rapport au temps linéaire, sécularité et laïcité, etc.
Ces prédispositions sont-elles universellement partagées ou culturellement déterminées ? Autrement dit, peuvent-elles être acquises par tous les hommes abstraction faite de leur culture d’origine ou se retrouvent-elles avec une fréquence et une intensité plus importantes dans certaines cultures ?
L’examen de deux cartes apporte une réponse évidente à ces questions. Il s’agit des deux dimensions culturelles (sur les cinq) établies par l’un des pionniers du management interculturel, Geert Hofstede. La première montre les tendances à l’individualisme dans le monde. Plus le vert est foncé, plus la société en question valorise l’individu. Plus il est clair, plus elle valorise le collectivisme (groupe, communauté, clan, famille, tribu, etc.) :
La seconde carte concerne la distance hiérarchique. Plus le bleu est foncé, plus la distance hiérarchique entre N et N+1 est élevée : le pouvoir se personnalise. Plus il est clair, plus la distance entre N et N+1 est faible : le pouvoir se fonctionnalise.
Si, en prenant ces deux seuls critères de l’individualisme et de la distance hiérarchique, de considérables différences culturelles apparaissent dans le monde, il y a fort à parier qu’il en va de même avec le rationalisme, l’abstraction, la réflexivité, le formalisme, la communication, le rapport au temps, la sécularité, etc. Par suite, s’il n’y a pas d’universalité dans ces prédispositions à l’aéronautique, n’y a-t-il pas des cultures où ces prédispositions sont plus fréquentes qu’ailleurs ? C’est manifestement le cas si l’on croise les deux prédispositions de l’individualisme et de la faible distance hiérarchique, d’où une responsabilisation individuelle élevée, un sens de la coopération développé et une faible culture du blâme : nous rencontrons là les pays à cultures anglo-saxonne, américaine et scandinave.
Cette dernière remarque ne signifie évidemment pas que l’aéronautique est fermée aux autres cultures. Simplement, elles devront faire des efforts supplémentaires pour adopter les prédispositions qui leur font défaut ou réduire au silence certaines tendances culturelles éloignées de la standardisation culturelle propre au secteur aérien.
Concrètement, cela signifie qu’un Norvégien aura moins de probabilités qu’un Chinois de devoir réduire au silence certaines de ses prédispositions culturelles. Dans le schéma ci-dessous, les cubes colorés représentent les facteurs culturels qui doivent être réduits au silence ou mis sous pression pour se conformer à la culture métier standard d’un pilote :
A contrario, un Chinois souhaitant devenir pilote sera plus susceptible de devoir faire des efforts pour adopter un comportement individualiste tout en faisant preuve de leadership, pour développer une communication plus directe et à faible contexte ou pour faire preuve d’une approche décomplexée et non punitive de l’erreur. Les cubes colorés qui deviennent bleus ne signifient pas que les facteurs culturels ont disparu. Simplement, ils sont mis sous pression pour correspondre au mieux au profil standardisé :
Une importante question est soulevée par ce phénomène de standardisation. Non seulement il est vécu comme une réduction ou silence ou une mise sous pression de certains facteurs culturels, mais il peut également être perçu comme une acculturation (passage d’un référent culturel national à un autre). En effet, cette standardisation est-elle culturellement neutre ? Ou est-elle la manifestation des normes culturelles occidentales ?
D’un côté, il est impératif que cette standardisation soit universellement adoptée, d’où l’idée que si elle a été développée et normée par les pays européens et d’Amérique du Nord, il s’agit uniquement d’une origine géographique et historique, mais non pas culturelle.
- D’où le risque pour les Occidentaux de rester sourds et aveugles aux particularismes culturels locaux qui interfèrent dans l’adoption par les non-Occidentaux du cadre référentiel et normatif en aéronautique.
D’un autre côté, les prédispositions pour travailler dans l’aéronautique correspondent en très grande partie aux fondamentaux des matrices culturelles des pays européens et d’Amérique du Nord.
- D’où le risque pour les non-Occidentaux de résister à ce qu’ils perçoivent inconsciemment ou non comme une occidentalisation, voire comme une forme de colonisation mentale, de leur culture.
Ouvrir les facteurs humains aux facteurs culturels
Les deux risques signalés précédemment sont directement connectés aux facteurs humains. S’il ne saurait être question de réduire l’individu à sa culture nationale, cette dernière ne doit cependant pas être oubliée dans l’éventail des facteurs utiles à l’analyse pour comprendre nos comportements et modes de pensée. La psychologie individuelle ne se développe pas hors sol. Ce sol est notamment constitué de multiples strates culturelles, depuis l’appartenance nationale jusqu’aux appartenances familiales, en passant par les régionalismes et d’autres particularismes.
Tous ces facteurs varient en intensité et en quantité, façonnant un environnement complexe et fluctuant qui va confronter l’individu à différents types de défis lorsqu’il devra se conformer à une culture métier et une culture d’entreprise hégémoniques. Il peut s’agir d’une réduction au silence, d’une mise sous pression, mais aussi d’une torsion, d’une correction ou même d’une contradiction. Ces phénomènes de contraintes culturelles sont particulièrement présents en aéronautique. Et, en même temps, curieusement absents, comme si leur prise en compte restait au pire négligeable, au mieux embryonnaire.
Finalement, le premier enjeu de l’interculturalité dans l’aéronautique consiste à le faire passer du statut de refoulé au statut d’élément conscient. Car s’il a été refoulé pour d’évidentes raisons de sécurité, il doit redevenir conscient pour ces mêmes raisons. Développer une culture de sécurité dans un monde d’hégémonie occidentale, ce n’est en effet pas le même défi que dans un monde multipolaire où les interactions culturelles sont innombrables, et exponentielles.
Le prochain volet de cette série de cinq articles sera consacré à l’aéronautique à l’épreuve de la matrice culturelle française.
Bons vols
Benjamin Pelletier
Bonjour,
Très intéressant article. J’attends les suivants avec impatience.
J’imagine que l’auteur fonde notamment ses propos sur les échanges qu’il doit avoir avec des professionnels de l’aéronautique.
Je serais curieux d’avoir le ressenti des pilotes professionnels qui parcourent ce site.
Fly safe