Voici un article de Xavier Bévant, qui réside près de Genève. Il a commencé le parapente à 20 ans et il le pratique depuis maintenant 24 ans. Il est également breveté ULM et il vole essentiellement dans les Alpes. Quand il ne vole pas, Xavier travaille dans le milieu médical. Vous remarquerez que le vrai challenge est la perception des limites et que parfois, les plus expérimentés restent au sol pendant que les néophytes partent voler.
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Petit plaidoyer.
Depuis toujours je pensais n’être qu’un « guignol insignifiant» au sein du monde vaste de l’aéronautique. Quel ne fût pas mon étonnement de découvrir cet article délicieux à la lecture de ce blog, je cite, « Et pourquoi les pilotes qui volent sans moteur sont-ils les meilleurs ? » Meilleur, le mot peut sonner légèrement abusif mais tout de même, avoir des compétences reconnues par d’autres voilà déjà de quoi se réjouir largement…
Je suis un pratiquant du vol libre totalisant bientôt trois mille heures de vol. Des heures échelonnées sur un quart de siècle de pratique passionnée. Plus de six mille posés sans heurt et sans remise de gaz possible en alternative au vilain cratère né d’un fort gradient à fortiori mal négocié. Voici un regard modeste de ce petit cône de vol axé sur cette question essentielle, la gestion des risques dans nos activités. Des activités où, comme chacun sait, de nombreux dangers guettent : météo complexe et évolutive, conditions de visibilité, turbulence et j’en passe. Sans parler des questions matérielles ni de celles liées à sa propre forme physique et psychique du moment.
Arrivé progressivement à une maturité plus ample (psychologie de la quarantaine aidant), s’abstenir de voler quand les conditions me semblent douteuses me pose de moins en moins de problème. J’ai plus de recul, je me connais mieux. Et c’est tant mieux ! Car en effet, lorsque l’on a accumulé les heures de vol, que l’on est techniquement au point, ne côtoyons-nous pas toujours au final notre danger principal ? Je suis mon propre ennemi ! Qu’à cela ne tienne. Que l’importun dûment identifié devienne un jour mon ami… N’est-il pas enfin l’heure de passer gentiment du statut simpliste de consommateur à celui d’acteur réfléchi ? Oui je me pose souvent ces questions lorsque les conditions se situent aux limites des capacités objectives de mon aile. Que sommes-nous donc venus chercher ici et maintenant, elle chiffon… et moi bonhomme chiffonné ? Le vol tel qu’il se présente aujourd’hui saura-t-il se dérouler sous les heureux auspices d’un sage objectif prénommé plaisir ? Et la réponse m’est donnée, je tiens mon ticket ou son différé !
Pilotes de loisir nous devrions avoir tout le loisir. Cette capacité à se donner du temps, à remettre au lendemain. Un état d’esprit calme et tempéré garant d’une bonne pratique.
Évaluation des conditions, qualité de la prévol, état de la machine fusse-t-elle de tissu coloré, prise de décision. Il me semble intéressant de dire combien souvent sur un décollage un peu venté, l’abdomen noué le sait. Mieux que les hautes couches du cortex de la bête. Mes futiles motivations influencent donc de manière souvent par trop directe mon rapport à la sécurité. Faibles charges alaires aux faibles vitesses, ses avantages, ses inconvénients. Enfonceur de portes ouvertes rasant la canopée je crois avoir appris qu’il y a autant à considérer de son monde intérieur que des filets d’air par milliers appelant nos ailes dépliées. Au panier l’effet mouton. L’aveuglement propre à la recherche d’adrénaline pure de jeunes acrobates ou parfois révélateur d’un simple manque d’affirmation de soi. Pour la bonne cause j’essaie de corriger franchement le tir. Un peu de plomb dans la cervelle aidant à voyager léger. Qu’il serait triste de s’aliéner. Victime d’un désir exagéré de voler. Alors que, paradoxalement, tant de bonnes conditions sauraient encore longtemps nous emmener voyager. Nous transporter !
Voilà pour le blabla. Passons maintenant aux cas pratiques.
Méchants nuages.
Banlieue genevoise. Avec une collègue de travail nous nous sommes donnés rendez-vous ce soir afin d’aller voler. Il s’agira pour elle d’un baptême de l’air en parapente. Le ciel en cette fin d’après-midi du mois de juillet est orageux. Lorsque de chez moi je regarde Lausanne à une soixantaine de kilomètres plein nord, un Cb (nuage d’orage) noir ébène obscurcit le ciel. Cela doit pas mal chauffer sur la finale de la vingt trois à Cointrin GVA ! Le Salève lui, d’où nous partirons éventuellement est encore au soleil. Balayé par un léger vent météo d’ouest soutenu par une restitution. Je viens de regarder l’image satellite de la région sur météox. J’y observe en temps réel les échos des pluies sur la Vallée Verte, la région du Mont-Blanc et le Valais. En vieux loup de l’air j’ai pourtant décidé de maintenir la tentative. Il arrive que trop d’instabilité tue l’instabilité. Parfois les cumulonimbus éclatent et leur énergie se dissipe à la ronde. À plusieurs reprises il m’a été offert d’entreprendre des vols tout doux quarante-cinq minutes après leurs dernières menaces ! Des vols à la faveur d’un voile gris de haute altitude, résidu post-mortem de feu-les-mastodontes adoucissant les cieux de leurs déclins sur des surfaces avoisinant les deux-cents kilomètres…
Sur la montagne, c’est l’activité des grands jours. Une trentaine de parapentes volent en « soaring » cent mètres au-dessus de la mythique falaise. La Corraterie ! Lorsque nous arrivons en voiture au col de la Croisette, un autre spectacle apparaît moins bucolique. Le ciel des Alpes transfrontalières est entièrement pris. Du Léman à l’Italie. Et nous, sur le caillou ensoleillé, ça vole… Inconscience ou manque de formation, appelons-le comme nous le voudrons.
Nous voici garés juste à l’arrière du dôme des Crêts. Par la portière à peine entrouverte je hume à plein nez cette odeur caractéristique d’un alarmant traquenard. De l’air froid en provenance de l’est commence à nous atteindre. Le système orageux relâche son air. Nous vivons les prémices d’une attaque en micro rafales ! Nous marchons néanmoins vers le décollage histoire d’admirer la vue. Nous nous asseyons dans l’herbe. Catherine n’a rien remarqué. Pourtant ma décision est prise depuis notre arrivée mais je ne lui ai encore rien dit. Ainsi nous profitons du moment présent. J’interpelle quelques pilotes occupés en pleins préparatifs afin de les sensibiliser au danger. Je n’ai pas le temps de terminer ma phrase que la tempête se lève. Un souffle aussi puissant que glacial venu par derrière en traître vient éclater la restitution pleine d’oiseaux aveuglés. La grande essoreuse. Des rotors impitoyables emmènent au tapis la grappe des notables sous nos yeux effarés par la sévérité de la sanction. En bas les pompiers pourront témoigner. Catherine, elle, a bien compris que nous volerons demain. Comme je le lui expliquais il y a encore quelques minutes sous un ciel empli de volatiles en train de s’amuser. (Que faisiez-vous au temps chaud ? Je piaillais ! Vous piailliez ? Ah, vous planiez, j’en suis fort aise…)
Et re-nuages.
Bellegarde Vouvray : -Golf Alpha Bravo Tango décollage en dix-neuf pour un vol à destination des Alpes. (Car il arrive aussi à l’insignifiant microbe de se faire inviter à bord d’un vénérable DR 400 estampillé à cent quatre vingts chevaux par l’un de ses non moins vénérable ami, pilote privé de surcroit ce qui ne gâche rien).
Le Captain a deux cents heures sur type. Aucun message subliminal. Il entretient avec moi un rapport de confiance au vu de mon expérience en analyse météo. D’ailleurs, parlons-en de la météo. Une instabilité marquée nous était annoncée hier pour aujourd’hui. Ainsi nous sommes-nous proposé mutuellement un créneau du matin avec départ matinal. Mais nous avons deux passagères en sièges arrières. Le Boss n’a pas souhaité leur demander de venir à sept heures du mat. Le facteur humain ! Les filles voudraient voir le Mont-Blanc… Le temps de la prise de contact et de faire la route, à la mise en route il est neuf heures ! Au risque de passer un peu pour un manche je tiens les commandes après le déco en respectant je précise à la lettre le cap fixé vers les Aravis et en passant à la bonne altitude sur Cruseilles histoire de ne pas emplafonner le coin de TMA qui traîne par là. Nous avançons. Ce que je découvre devant moi ne me plaît guère mais le Boss est confiant. Le col du Rasoir. Aux abords des ubacs il reprend possession de son attribut directeur pour le franchissement du relief. Aux adrets les cumulus nous accueillent avec « un bas de robe au plancher » ! D’humilis les nuages évoluent presque sans transition au stade castellanus. Ils bourgeonnent allègrement, alignés en colonnes blanches sur les pentes ensoleillées. Le VFR montre ses limites. Le Boss réduit les gaz et descend. Le pilote change son plan de vol. Des montagnes, nous voici virant vers la plaine avec un cap sur Thonon. Je me permets de l’interpeller pour lui confier que personnellement je ne me sens pas très à mon aise. Qu’avec ce foutu taux d’humidité et cette instabilité précoce les développements vont fuser de partout. Et que même si nous envisageons de continuer en plaine ça n’est pas pour cela que le retour vers le Rhône, le Grand Colombier et le Vuache sera gagné dans quarante minutes… Je suis un peu soulagé lorsqu’il fait demi-tour. Mais il reste encore du chemin à parcourir et ne me suis pas trompé. Ça démarre aussi en plaine. Pour rester à vue nous devons gérer notre altitude et slalomer un peu entre les barbules. Au pire nous pourrions dérouter sur Annecy ou Annemasse en rentrant razibus.
-Golf Alpha Bravo Tango, c’est un DR 400 à destination de vos installations. Nous intégrons la vent arrière pour un complet sur la 19.
Pour réussir l’apéro nous n’avons pas loupé l’atterro ! Lorsque nous rentrons chez- nous par autoroute, de splendides congestus gonflent au soleil aux côtés de toute une panoplie de collègues anatomiquement fort sympathiques mais tout de même très atomiques. Le bouillon de onze heures va pouvoir être servi. A l’heure ou en avance sur l’horaire prévu ?
Sous le vent.
Printemps deux mille onze. Avec un ami parapentiste fraîchement émoulu de l’école du coin nous décidons d’une ballade au soleil du matin histoire de s’aérer un peu. Nous optons pour le Môle au-dessus de Bonneville, à l’entrée de la vallée de l’Arve. Le vent est annoncé du nord, cinq nœuds à deux mille mètres selon la prévision. Bien que la montagne ne soit pas orientée favorablement pour un décollage orienté nord j’ai bon espoir qu’avec la faible intensité du vent météo nous puissions être alimentés correctement par une brise de pente prenant le dessus.
De toute manière nous n’avons pas envie d’aller nous geler sur une face ombragée. Nous montons la première partie du chemin jusqu’au lieu dit « l’épaule ». Au niveau aérologique c’est le calme plat. Attaquant courageusement le pâturage pentu nous ramassons soudainement une grosse rafale. Le gros cisaillement. Du thermique sous le vent. L’ordre de la vie sait créer le désordre des circonstances : il va falloir se méfier… Nous achevons la montée dans un calme atmosphérique relatif puisque entrecoupé de ces coups de boutoir aussi violents que brefs. Parvenus en haut, un vent glacial et corsé nous prend à parti, alternant avec des bourrasques d’air chaud en provenance de la pente sud complètement abritée du vent. Des sortes de mini « dust ». Râpé pour le vol ! C’est ce que j’explique à mon ami Yann. Il me demande si nous ne pourrions pas envisager néanmoins de décoller dans le col en bas à droite, en trouvant une pente avec une meilleure orientation ! Je cherche un instant mes mots avant de lui répondre. Jaugeant la différentielle marquée des températures d’aujourd’hui entre versant exposé et celui protégé, je lui sors ma complète panoplie philo à deux balles :
« -Il faut beaucoup de vie en soi pour résister à la vie. -Profitons avec bonheur de nos marges de liberté… -C’est avec notre voyage intérieur que nous volons vraiment ! »
Pauvre Yann, je le vois encore tout déconfit. Viendra-t-il encore avec un gars aussi ennuyeux et timoré que moi en montagne ?
L’apprentissage de la frustration est vraiment un dur chemin…
Bons vols.
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Xavier (en vol sur la photo à droite et sur la photo au-dessus de Genève plus haut).
Xavier pratique également l’apiculture et il se pose parfois à côté de ses abeilles. Il a écrit un livre « Les souffleuses de feuilles » sous le nom d’auteur de Jacques Brévent chez lulu.com : « Partons voler ensemble et ramenons de ce voyage des rêves et un regard nouveau sur le monde ! »
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Je me disais bien que le style de Xavier n’avait rien à envier (mais alors rien!) à nos raconteurs d’exploits, ceux-là mêmes qui jouent avec les marges pour enfiler les kilomètres…
Merci pour cette belle ode au renoncement
jb
DTN adjoint de la FFVL, qui enregistre ce week-end son cinquième décès libériste pour 2012…
“Les pilotes sans moteur seront peut-être les meilleurs, dans leur grande majorité. Quand une autre minorité arrêtera de tomber du ciel”.
Chapeau,
Belle leçon, lecture à recommander à tous les néo-brevetés, avant de les lâcher à la sortie de l’école…
Je crois d’ailleurs que nos formations ne s’attardent pas suffisamment sur l’analyse météo.
Fred
“néo-moniteur” delta
Merci pour ce témoignage très vivant sur un sujet fondamental. L’art de renoncer, c’est le préalable à toute gestion des risques:
http://gestion-des-risques-interculturels.com/risques/apprendre-a-renoncer-de-lart-de-la-guerre-a-la-gestion-des-risques/
Merci Xavier pour cet article !
Je suis bien content d’avoir vécu ce genre d’expérience et de ne plus avoir de problème à redescendre à pieds quand cela me paraît la chose la plus sage. Après tout, ce n’est qu’un loisir dont le but principal est d’apporter du plaisir et non des bobos…
Le môle, comme de nombreux autres sites de vol, sont avant tout de superbes lieux de ballade. Donc renoncer à voler n’est plus une frustration.
“Le vrai courage est de savoir renoncer”.
Nous disons aussi qu’il vaut mieux regretter d’être au sol que regretter d’être en l’air! C’est un vieux dicton du vol libre!
Très bon récit de Xavier, merci beaucoup, tous les pilotes devraient s’en inspirer.
Le vol (libre) est un savant mélange de patience, d’audace et d’humilité.
François Legat.
Commission sécurité CND (FFVL)
Merci Xavier pour ce bel article !
Ancien pilote de parapente, montagnard et PPL actuel, je pense qu’une analogie très intéressante est à faire avec le monde nautique que je pratique aussi (moteur et voile).
Les pilotes de bateaux à moteur se comportent différemment des navigateurs à voile. Quelques exemples vécus dans les 2 mondes “moteur” (vs voile):
– Pas besoin de prendre la météo, puisque l’on peut revenir “rapidement” au point de départ
– Pas besoin de calculer la conso de carburant de sécurité : on a fait le “plein” hier soir
– Vitesse = sécurité ; donc on part quelques soient les conditions de vent , car on pense ne pas être loin de la destination (alors qu’au contraire, en parapente, on recule avec 20kt de vent de face…)
– Pas besoin de lire les cartes ni d’en prendre à bord, on a un joli GPS dans le tableau de bord
– On invente les solutions de déroutement à bord une fois les conditions dégradées
La montagne et le parapente apprennent à renoncer et à faire demi tour. Quand je lis les conditions de décollage dans les forums (TCB proches, etc…), je pense que le biais d’excès de confiance est renforcé en VFR, à cause des analogies avec le déplacement en voiture.
Bref, l’humilité est un critère de survie dans toutes les activités à risque .
Bon vols!
PS.
Si une analogie détaillée à partir des biais psychologiques classiques (effet tunnel, biais de confirmation, excès de confiance, etc..) intéresse le blog, m’envoyer un mail.
Merci pour cet article.