AIRMANSHIP, CONSCIENCE DES RISQUES

Il faut parfois mettre de l’huile dans les rouages

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Dégagement avec le carburant minimum réglementaire… ou non ?

Nous sommes en approche sur notre terrain de destination quand le contrôle nous informe qu’à la suite d’un problème, le niveau de protection incendie est dégradé d’un niveau. En cas de sinistre, les moyens incendie (camions) seront moins importants.

En vol charter, ce niveau serait acceptable, mais en vol régulier il ne l’est plus (c’est la réglementation). Cette approche du risque acceptable basé sur des probabilités n’étant pas de notre ressort, normalement nous devons dégager sans nous poser de questions.

Or le temps est plutôt médiocre sur notre terrain de dégagement, rien d’inquiétant, mais nous sommes loin du beau temps. Nous avons à bord la quantité nécessaire pour dégager, elle est obligatoire, mais pas beaucoup plus. L’avion étant particulièrement chargé, notre réserve de carburant n’est pas aussi importante que ce que nous aurions souhaité.

Et si voler comporte des incertitudes, il existe une certitude que tous les pilotes connaissent, c’est que dans x minutes l’avion sera par terre quoi qu’il arrive, si possible posé, si possible sur un aéroport. Le maître du jeu étant notre autonomie en carburant.

Soit nous dégageons vers un terrain qui ne comporte qu’une piste sans aucune autre porte de sortie, avec la probabilité que celle-ci soit fermée pour une raison quelconque (l’avion d’aéro-club qui s’est posé train rentré…), soit nous nous posons maintenant avec des moyens incendie moins importants (mais acceptables si nous étions en vol charter).

C’est évident pour nous, la probabilité de rencontrer des problèmes en dégageant proche du pétrole minimum est beaucoup plus importante que nous poser sur le terrain devant nous, même avec un niveau dégradé de la sécurité incendie. On en discute entre nous et la décision s’impose rapidement : nous nous poserons à destination plutôt que de dégager « pétrole mini ».

Imaginons que tous les équipages décident un matin de se conformer au pied de la lettre à toutes les procédures, consignes, règlements…

    • –  Il me manque un document pour partir : je l’attends.
    • –  J’ai un léger doute sur l’état d’un pneu : j’appelle un mécanicien.
    • –  Un voyant de panne a clignoté brièvement au cours du dernier vol : je considère que l’avion est en panne et il restera cloué au sol.

Quelques avions ne partiront pas alors qu’ils seraient partis en temps normal, d’autres partiront avec du retard, et d’autres partiront à l’heure (la majorité). Cette rigueur déployée dans d’autres circonstances s’appelle la grève du zèle.

Un compromis entre l’efficacité et la rigueur

Alors, les pilotes seraient-ils amenés à prendre quelques raccourcis dans l’exercice de leur métier ? Eh bien oui. Erik Hollnagel, spécialiste en sécurité aérienne, nous explique que dans la plupart des activités, et le pilotage n’échappe pas à la règle, nous avons le choix entre l’efficacité et la rigueur.

51Y2rzsYtDL._SX324_BO1,204,203,200_Soit nous voulons un très haut niveau de sécurité, et nous serons alors très rigoureux, très méticuleux, très prudents… aux dépens de l’efficacité. Soit l’efficacité doit primer, et nous serons, parfois, un peu moins rigoureux ou méticuleux dans l’accomplissement des procédures.

Ne vous méprenez pas, la sécurité reste toujours la priorité n° 1 des pilotes ; il s’agit de petites déviations et non pas de violations condamnables. Non seulement nous sommes amenés à prendre quelques libertés pour éviter de bloquer le système, mais également pour maintenir les marges de sécurité. Nous avons parfois besoin d’espaces d’ajustement, et lorsqu’ils n’existent pas nous les créons.

Avant d’entamer la descente vers notre destination, nous effectuons des tâches bien précises que nous vérifions ensuite avec une « check-list avant descente », après quoi nous entamons celle-ci. Parfois, nous sommes amenés à commencer la descente alors que la check-list n’a pas encore été effectuée. Ces check-lists différées sont classiques.

Prenons un autre exemple qui illustre bien les choix auxquels sont parfois confrontés les pilotes. Nous pourrions partir systématiquement avec le maximum de carburant à bord pour notre sécurité, mais aux dépens du coût induit par la charge supplémentaire que cela représente. En effet, si vous prenez 5 tonnes de carburant en plus du minimum réglementaire, vous consommerez 0,3 tonne de carburant en plus pour emporter cette charge si vous allez à Marseille et 2 tonnes supplémentaires si vous allez à Santiago du Chili. L’autre option est de partir systématiquement avec le carburant minimum réglementaire, aux dépens des marges de sécurité. En réalité, nous jonglons entre ces deux extrêmes.

Quand les procédures ne fonctionnent plus

Nous sommes en vol à vue pour aller nous poser sur un terrain dans un environnement montagneux. Alors que nous effectuons notre dernier virage avant l’atterrissage, une alarme sonore nous prévient que le sol est proche. Nous sommes en vue du sol et de la piste, il n’y a aucun obstacle devant nous : nos marges de sécurité sont intactes. Il s’avère que lorsque le sol remonte rapidement sous l’avion, alors que nous sommes suffisamment hauts, la radio sonde signale une alarme bien que les marges de survol soient toujours respectées. Mais la procédure ne rentre pas dans ces détails et en cas d’alarme de proximité du sol nous devons remettre les gaz. Nous sommes donc en virage, la procédure de remise de gaz précise que celle-ci doit s’effectuer les ailes à plat. Nous devons sortir de virage pour effectuer la remise de gaz et une fois les ailes à plat nous nous retrouvons face à une montagne !

Dans un premier temps, le déclenchement de la procédure de remise de gaz n’était pas justifié, et ensuite la procédure de remise de gaz elle-même était inapplicable dans un environnement montagneux. Deux procédures qui ne fonctionnent pas et qui, mises bout à bout, envoient l’avion dans la montagne si elles sont appliquées sans réfléchir.

C’est la raison pour laquelle les constructeurs d’avion précisent en préambule de leurs manuels de procédures à destination des pilotes, que ces derniers doivent faire preuve de bon sens en les utilisant ; sous-entendu qu’ils ne répondront pas forcément à toutes les situations. Les autorités sont également conscientes de certaines limites, elles précisent de leur côté : vous pouvez déroger pour des raisons de sécurité.

Sécurité gérée et sécurité réglée

Une approche similaire, orientée sécurité, évoque la sécurité réglée et la sécurité gérée. La sécurité réglée s’appuie sur les règlements. Cette approche fonctionne très bien dans 99,99 % des cas dans une activité aussi cadrée que l’aéronautique.

Mais le 0,01 % restant qui passe au travers des mailles du filet réglementaire de la sécurité peut s’avérer problématique, comme dans l’exemple précédent. Ce faible pourcentage entraînerait plusieurs crashs aériens si la sécurité gérée, celle de l’adaptation, de l’initiative et du bon sens, n’existait pas. Et 0,01 % de 40 millions de vols chaque année égale 400 000 !

Quand trop de sécurité réglée (règlement) tue la sécurité

Les autorités du Montana aux États-Unis ont décidé, en l’absence de limitation de vitesse sur leurs autoroutes, de la limiter à 120 km/h. Pendant les deux années qui ont suivi, les accidents ont battu tous les records ! Beaucoup de personnes se sont alors penchées sur ce paradoxe (qui n’est pas spécifique à la conduite automobile).

Une des conclusions de cette augmentation des accidents est que plus on essaie de contrôler les risques par le règlement, moins les personnes deviennent conscientes de ces derniers. En conduite automobile, les dangers sont faciles à percevoir, et laisser le soin au conducteur d’adapter sa conduite, en l’occurrence sa vitesse, à son environnement est plein de bon sens, sous réserve qu’il soit raisonnable. Un jour il roulera plus vite et un autre moins. Avec une limitation, il se sent protégé, il ne réfléchit plus et il roule à la vitesse limite quelles que soient les conditions (bien entendu, le risque étant proportionnel à la vitesse, si vous limitez celle-ci en dessous d’une certaine valeur, même si nos capacités d’adaptation sont moins sollicitées, la sécurité s’améliorera).

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