Thomas Seamster (Cognitive & Human Factors, Santa Fe) après s’être penché sur la performance des pilotes, et sur la façon dont elle s’acquière, nous précise que :
Le premier facteur de construction de l’expertise du pilote n’est pas son talent ou l’accumulation des heures de vol, mais son niveau d’implication au quotidien (Effortful).
Il décrit trois niveaux de compétence qui correspondent :
- au pilote novice,
- au pilote en phase de maturation de ses compétences,
- pour aboutir à un niveau d’expert, ou pilote confirmé, après une dizaine d’années de pratiques.
Il fait un parallèle avec le médecin expérimenté qui fait un diagnostic en 10 mn, là où il en faudra 30 chez un débutant. James Reason de son côté évoque les pilots confrontés à des situations extrêmement exigeantes qui ont su y faire face. Ils auraient en commun des capacités de haut niveau (basées sur la mémoire à long terme et à court terme : l’expérience) qu’ils sollicitent quotidiennement.
Ces capacités chez ces pilotes experts se structurent en plusieurs niveaux d’exigence mentale, ou cognitive. Cela va des routines procédurales aux stratégies les plus évoluées. Or, ce que nous dit Seamster c’est que le niveau d’expert ne peut s’acquérir que par l’activation des niveaux les plus évolués de manière régulière. Ces modes mentaux sont le siège de l’amélioration de la performance, ils nécessitent un engagement, un effort pour les solliciter.
Une partie de ces stratégies de haut niveau fait appel à la métacognition, c’est à dire qu’elles se réfèrent à la connaissance et au contrôle que le pilote a sur ses propres stratégies mentales. Il prend conscience de ses méthodes de pensée, qu’il sait réguler. Face à un problème, il cherche à identifier, évaluer ses connaissances ou ses habiletés pour le résoudre. Concrètement, avant le vol, il explore les difficultés éventuelles qu’il va comparer avec une situation similaire vécue auparavant, ou connue (dans la littérature…). Après le vol, toute nouvelle expérience est analysée et intégrée. Il cherche à progresser, il se pose des questions.
Ce niveau « expert » doit être corrélé avec les particularités de son activité. Piloter un avion dans des situations parfois exigeantes, ou diagnostiquer un patient aux multiples symptômes, ne relève pas de la simple application de procédures ou du travail routinier. Ce qui caractérise ces métiers c’est le risque associé à la complexité (environnement dynamique, variété des contextes). Si le pilote considère que son métier se réduit à la seule application des procédures, il sera peu enclin à activer une démarche d’analyse de haut niveau qui nécessite un effort mental.
Or, la TEM cible essentiellement des contextes susceptibles de générer des risques qui entraîneront des erreurs dans le poste de pilotage : c’est la conscience de la situation de son environnement et sa projection dans le temps à partir de laquelle le pilote organise ses tâches. La TEM demande au pilote de regarder au loin à la recherche des risques isolés et des interactions à risques. Cette représentation mentale de la temporalité des événements est essentielle et mentalement exigeante.
Un copilote ou un interne qui se contenterait d’appliquer ce qu’il a appris sans se poser de questions outre mesure, va progresser avec son expérience et ses talents personnels, mais beaucoup moins rapidement que son copain de promotion plus motivé qui mettra en œuvre cette démarche volontariste d’acquisition de l’expertise. Dans une activité très procéduralisée, la facilité serait de se cantonner à appliquer ses procédures sans réflexivité particulière sur ses pratiques.
Les meilleurs pilotes sollicitent des démarches mentales de haut niveau qui requiert des efforts. Le levier de cette démarche est la motivation.
Plus pratiquement, après un vol certains pilotes ne se poseront aucune questions sur leur prestation, pendant que d’autres chercheront à l’analyser pour s’améliorer. Mon vol était-il parfait ? Non ? Alors pourquoi ?
Bons vols
Etant médecin anesthésiste-réanimateur et pilote planeur, le parallèle fait dans cet article ne peut qu’avoir mon adhésion. L’élaboration de procédures est commune à l’aéronautique et à la médecine. Ce ne sont cependant que des outils : leur(s) auteur(s) a (ont) réfléchi à un problème et apporte(nt) une solution qui doit fonctionner dans la très grande majorité des cas. Cela n’exclut pas de réfléchir soi même et d’appliquer cette procedure par l’adhésion (compréhension) davantage que par la coercition (obeissance aveugle). Cette réflexion permettra, le jour ou on est confronté à une situation qui n’est pas prévue par les procédures, de trouver la réponse la moins inadaptée. La personnalité, ajoutée à la motivation, me semble déterminante dans l’obtention d’une expertise. De même, l’acceptation de ses propres défauts est la seule voie vers leur correction, donc vers l’expertise. Pour revenir aux procédures, elles ne constituent qu’un moyen et non pas un but. A mon sens, elles permettent au cerveau de se consacrer à autre chose, pas à se reposer.
Amitiés vélivoles
Cet article est intéressant, merci. Cela signifie-t-il pour vous qu’il est impossible, à cause du temps d’implication nécessaire, de développer une expertise dans plusieurs domaines simultanément?
Pour ma part, je pense qu’un partage temporel bien organisé entre différentes activités (un nombre raisonnable, bien sûr…) permet de solliciter régulièrement les circuits mentaux de ces activités, donc de progresser (certes plus lentement, mais quand même) dans toutes.
Par ailleurs, importer dans une activité les compétences et modes de raisonnement utilisés dans une autre ne peut, à mon avis, qu’être source d’enrichissement et pourra, le jour ou une situation inédite se présente apporter un éclairage sur la façon de la traiter.
Merci de votre réponse.
Bonjour Guillaume,
Quelques éléments de réflexion. Quel est le niveau d’exigence des domaines concernés ? Les tâches à accomplir sont-elles simples, compliquées ou complexes. Une tâche simple implique une seule réponse, tout comme une tâche compliquée, cette dernière nécessitant un niveau de compétence supérieur. Par exemple, je navigue par beau temps, c’est simple. Avec 5 kilo de visibilité cela devient compliqué, l’expérience est alors la bienvenue. C’est alors que le ciel s’assombrit encore un peu plus et que le plafond descend. Je peux faire demi-tour, mais sans trop de carburant, ou bien me dérouter à gauche de ma route tout en sachant que je devrais monter un peu pour éviter des reliefs, cela semble possible. Alors que sur la droite de ma route je vois comme une éclaircie. Aucune réponse ne s’impose plus qu’une autre, un contexte très particulier, mouvant : c’est une situation complexe. L’expérience, au sens de l’expertise, est alors précieuse.
Il existe une définition de l’expert qui décrit la personne comme étant capable de trouver une solution à un problème inconnu, jamais rencontré auparavant. Intéressant.
Il est tout à fait possible de devenir un expert (niveau de compétence) dans plusieurs domaines, mais sous réserve d’une pratique suffisante dans chacune de ces activités. Si l’on évoque des métiers, cela semble toutefois difficile. Il existe néanmoins des compétences transversales d’une activité à une autre.
Une compétence essentielle, chez tous les pilotes, c’est l’anticipation. C’est savoir regarder loin devant. C’est toujours avoir un temps d’avance sur ce qui va se profiler devant nous. Plusieurs études démontrent que les meilleurs pilotes « voient » loin devant (et de manière globale), avec plusieurs coups d’avance. Je ne serai pas étonné que les bons joueurs d’échecs développent des capacités intéressantes pour la pratique du pilotage. Tout comme le sportif dans telle ou telle activité qui aura acquis une bonne coordination œil/mouvements, essentielle chez un pilote.
En fait, c’est ce que Argyris et Schön disent de l’apprentissage organisationnel. Il en existe deux : l’apprentissage en simple boucle qui consiste à concevoir des actions répondant aux règles de gestion et l’apprentissage en double boucle qui permet de remettre en question les systèmes de règles et d’assurer par la réflexivité un apprentissage de meilleure qualité. Argyris et Schön montrent que la curiosité, l’action et l’observation de la réaction de l’environnement et du système de règles lui même permet d’améliorer l’accession de l’acteur à l’apprentissage en double boucle. On peut d’ailleurs montrer avec les théories du sensemaking (Weick) que la construction du sens et donc de l’expérience passe nécessairement par l’enactment c’est à dire par la mise en action et en confrontation des représentations de manière à en construire le sens et un sens débloquant pour l’action elle-même.