Nous arrivons au terme d’une formation, qui aura duré près de trois mois, au profit de deux stagiaires qui vont passer leur épreuve pratique de pilote de ligne. Les enjeux sont importants, avec la perspective (à cette époque) pour ces deux candidats de trouver une place de commandant de bord assez rapidement dans une compagnie aérienne. En cas d’échec, réentraînement ou pas, ayant eux-mêmes financé leur formation, ce sont quelques dizaines de milliers de francs qui « s’envoleront ». Tous les deux possèdent une bonne expérience IFR sur bimoteurs à turbine.
La communauté aéronautique est un petit monde – les pilotes professionnels français remplissent à peine le quart d’un stade de football – rien d’étonnant donc si je connais l’examinateur, un chef pilote d’une compagnie aérienne. Ayant récemment volé en détachement dans son entreprise, il m’a contrôlé en ligne. Ce n’est pas un tendre, je connais son niveau d’exigence et sa réputation, il n’a pas d’état d’âme. « Vous verrez il ne vous mettra pas à l’aise, mais c’est un pro, il verra rapidement à qui il a à faire, alors soyez pro également de votre côté et tout se passera bien ».
Le rendez-vous est fixé à 15 h à Lyon Satolas où nous nous mettons en place depuis Saint Yan. L’avion est une Corvette SN 601, un biréacteur léger dédié normalement à l’aviation d’affaire, utilisé comme avion école au SEFA (ex SFACT/ 2023 ENAC). L’épreuve comprend un vol de maniabilité et une navigation. Nous avons convenu avec l’examinateur d’effectuer les deux séances de mania cet après-midi et les navigations demain.
Nous sommes garés sur le parking aviation d’affaire, mes deux stagiaires sont tendus comme des cordes de guitare, lorsque l’examinateur arrive, et en effet il est plutôt froid. Se connaissant tous les deux, on se tutoie, avant de nous installer dans l’avion. Ce dernier nous explique pourquoi il est là, comment vont se dérouler les épreuves, ce qu’il attend de nous. Vient ensuite le briefing du premier élève, l’épreuve commence, son contenu n’a rien de palpitant : carburant à bord, centrage… mais c’est un support pour l’examinateur : et pourquoi ceci, et pourquoi cela, il creuse, jusqu’au moment où celui-ci s’adressant à mon élève lui dit : « Vous n’avez rien compris » ! Ambiance… glaciale. C’est une pierre dans mon jardin, mais je ne suis pas inquiet.
Briefing terminé, mon premier élève s’installe en place gauche, il joue donc le rôle de commandant de bord, et moi à droite celui de copilote suivant une répartition des tâches rigoureusement codifiée. Mon élève assurera les fonctions pilotage et navigation, pendant que de mon côté je vais gérer les communications et la gestion de la machine. Nous travaillons en équipage, toutes les actions effectuées par l’un des deux pilotes sont systématiquement vérifiées (cross check) par l’autre, un filet de sécurité très efficace, mais également une vraie charge de travail, posant parfois quelques difficultés.
Mon élève endosse donc la fonction de commandant de bord, mais réglementairement en tant qu’instructeur, la responsabilité du vol m’incombe. Si je dois intervenir au cours de celui-ci pour une question de sécurité, parce que le candidat n’a pas été capable de respecter une trajectoire, une vitesse, une consigne… le candidat sera recalé.
Je devais avoir 16 ans ; au terrain (Rennes Saint-Jacques) avec les copains, les planeurs en piste, nous attendions les premiers cumulus pour décoller, quand une Corvette est arrivée du Bourget. On croise les pilotes : « Oui, pas de problème, on va vous faire visiter l’avion ». Je monte à bord et c’est un choc : il y a des pendules partout, des boutons au plafond, sur les côtés, entre les deux pilotes. Mais comment font-ils !? Instructeur sur cette machine, ce souvenir était resté gravé dans ma mémoire. Aussi, quand j’effectuais le premier amphi cabine avec mes nouveaux élèves, je leur expliquais le temps passé, en secondes ou en minutes, sur tel et tel instrument, combien de fois nous allions actionner cet interrupteur, au cours de la séance… et tout devenait beaucoup plus simple ; les instruments basics, qu’ils connaissaient bien, allait accaparer 90% de leur temps et “tout le reste”… finalement très peu. Ce n’est pas la piste aux étoiles.
Actions avant mise en route – Check-list avant mise en route – Mise en route – Actions après mise en route – Check-list après mise en route… Nous récitons notre partition sans fausses notes. Décollage face au nord, virage à gauche vers Saint-Yan, stabilisation à 1000 ft sol, 250 kt. Nous survolons les monts du Brionnais, il fait beau, la piste est en vue, nous débutons dans la foulée la première séance de mania.
Cette séance est très importante. L’examinateur va juger le niveau de pilotage : la précision dans la tenue des vitesses et de l’altitude, la maîtrise des exercices, notamment des situations dégradées : panne de volets, panne moteur… Les candidats doivent « mordre dans le coussin ».
Les tours de piste s’enchaînent ainsi que les exercices de panne moteur. Ces dernières sont simulées, on passe un des deux moteurs au ralenti, mais les conséquences sont quasi les mêmes que si nous en avions réellement perdu un : une dissymétrie apparait, la poussée est divisée par deux ou presque et la check-list de panne s’impose ; c’est le but. On finit par une dernière procédure de vol aux instruments avec un moteur en moins, suivie d’une remise de gaz sur le moteur restant. Tout se passe bien pour mes deux élèves qui ressortent de l’avion lessivés.
Instructeur, nous tutoyons certaines limites en abaissant volontairement nos marges de sécurité. Peu de temps avant cet examen un collègue au cours d’une remise de gaz sur un seul moteur, dans son rôle de copilote à rentré le train et les volets comme il convient, mais la manette de volet, un cran trop haut. L’avion s’est alors enfoncé, a touché violemment la piste sur le ventre (train rentré), un des bidons de carburant en bout d’aile a explosé, et la machine s’est finalement crashée en bout de piste ; elle finira à la casse (équipage indemne). En situation normale, un cran de trop ou de moins ne posera aucun problème, à priori…, contrairement à certains exercices effectués en « situation dégradée » où vous n’avez pas le droit à l’erreur.
L’examinateur est toujours aussi peu communicatif, mais on n’est pas là pour se faire des câlins. C’est en discutant de l’organisation pour la suite de évènements que je comprends que la première phase s’est bien passée pour mes deux élèves. Je n’avais pas trop de doutes, mais là au moins c’est clair.
Après la mania, le briefing concernant la navigation est un autre moment clé. Les questions vont à nouveau s’enchaîner, toutes très techniques, elles permettent de vérifier un niveau de connaissance, certes, mais également l’aptitude du candidat à trouver les réponses dans sa documentation (volumineuse). Il ne doit pas hésiter à dire « Je ne suis pas sûr, je vais vérifier ». En général après ces deux premières évaluations, la mania et le briefing navigation, l’examinateur a une bonne idée du niveau du candidat, et à qui il a à faire. Normalement la navigation qui suit, sauf accident, et si la météo n’est pas trop mauvaise… est une formalité. Les deux candidats répondent aux questions, cherchent dans leur documentation, calculent, justifient. Doucement mais sûrement l’examinateur s’est fait son opinion, elle semble plutôt positive, il relâche la pression et finalement le briefing se termine en discussion. Mania OK, Briefing OK, reste la « formalité » : la navigation.
Décollage prévu demain matin à 7h00. Le premier stagiaire effectuera un vol Saint-Yan – Turin – Genève ; le deuxième : Genève – Bruxelles – Orly.
Réveil à 5h, passage aux opérations à 6h00, préparation du vol, décollage à 7h00 comme prévu en route vers Turin. Au cours de l’épreuve de navigation, c’est une règle du Jury des Examens, il n’y aura aucune situation dégradée, ou panne fictive, à gérer ; quelques questions, mais c’est tout. C’est à nouveau du grand beau temps, les Alpes sont magnifiques. La descente sur Turin se fait tranquillement, pas trop de trafic, nous négocions un touché, le second plan de vol est activé et nous repartons dans la foulée sur Genève. Nouvelle traversée des Alpes, le trajet est ce coup-ci très court : juste une montée et une descente ; les changements de fréquences se succèdent, les différentes tâches sont exécutées conformément au manuel. L’examinateur n’intervient pratiquement pas, juste quelques questions anodines ; instructeur de métier il connait les difficultés des contrôles en vol. Il y a – logiquement – pas mal de trafic à Genève à l’heure où nous arrivons, l’approche se fait à la queue-leu-leu, atterrissage, et roulage vers le côté aviation d’affaire.
Le premier stagiaire doit pousser un ouf de soulagement. Mais l’examinateur ne lui ayant rien dit, il est malgré tout dans ses petits souliers. Mes élèves s’occupent du ravitaillement, pendant que nous allons prendre un café. Entre nous on discute popote, l’examinateur est détendu, je comprends qu’il est serein quant au niveau des stagiaires. Le temps est radieux, mais ça ne va pas durer, et si la première navigation a été une « formalité », la deuxième va nous réserver quelques surprises.
Après l’Italie et la Suisse, nous voilà en route vers la Belgique. Clearance, mise en route, roulage, décollage, montée vers le niveau 280 (28 000 pieds) ; et comme prévu nous apercevons le mauvais temps. Après la croisière nous débutons notre descente dans des nimbostratus. Le trafic à Bruxelles est très dense, et pour ne rien arranger mon élève ne connait pas le terrain. Au cours de la formation nous fréquentons les gros terrains : Genève, Zurich, Stuttgart, Barcelone, Cologne… Mais nous ne pouvons pas tous les pratiquer. Nous sommes en IMC (vol dans les nuages). La dernière météo nous donne 300 ft de plafond, la piste au nord en service, le temps est vraiment crapoteux. Les fiches de procédure sont sorties, le briefing est effectué, la charge de travail est assez importante entre la gestion de la descente, de la trajectoire, des moyens radio… Le contrôle nous prend maintenant en régulation radar pour intercepter l’ILS. La check-list approche est effectuée, il ne nous reste plus qu’à intercepter l’axe et nous laisser descendre ensuite sur le glide. Swimming in oil, fingers in the noise.
Les pilotes ne sont pas formés pour effectuer des vols par beau temps, sans aléas, pendant lesquels ils sirotent leur café en discutant de leurs prochaines vacances. Ils sont formés pour faire face à toutes les situations, ou presque. Ça tombe bien, le contrôleur nous annonce un changement de piste ! Un scénario que nous redoutons tous quand il survient au dernier moment, ce qui est le cas !
Glups ! C’est la piste au sud qui vient d’être activée. Le contrôleur qui nous suit sur son radar perçoit notre situation comme potentiellement « limite », il peut sans aucun problème nous repositionner en commençant par nous éloigner du terrain, ce qui entrainerait pour nous une perte de temps significative, dit autrement : une approche pas très opérationnelle. C’est à nous de décider.
« Ça passe pour vous ? » nous demande-t-il ? C’est oui ou non, en cas de doute on répondra non, le contrôleur nous prenant alors en charge pour une approche dans des conditions plus favorables.
Faisant office de copilote, gérant donc la radio, j’attends la décision de mon élève dans son rôle de commandant de bord. Une aiguille du RMI pointant sur le terrain, avec la distance DME de celui-ci, nous indique la hauteur de l’eau sous la quille, en l’occurrence la distance (développée) et le temps estimé restant avant l’atterrissage. Merci les rodéos ILS au LMT.
« C’est bon, on prend » me dit-il. Re glups ! Ça va être chaud, mais bien mené, sans trop d’hésitations, c’est faisable ; je n’interviens donc pas. Si j’avais répondu : « Négatif, on ne sera pas prêt », contredisant mon élève, celui-ci était boulé. Je confirme au contrôleur que nous acceptons le changement de piste depuis notre position, sous-entendu, sans rallonger particulièrement notre trajectoire. En l’espace de quelques secondes nous passons d’une partition « Rêve de valse » à quelque chose de plus rythmé genre « Rock and Roll ». Il ne faut pas chômer. Une check-list est un verrou, elle verrouille une situation, ayant été effectuée pour l’approche, celle-ci était « verrouillée » … mais pour l’autre piste !
La check-list approche comporte huit tâches différentes à exécuter. Chacune d’entre-elles implique en moyenne 2 à 3 actions, soit plus d’une vingtaine au total qui doivent être synchronisées, collationnées, entre les deux membres d’équipage. Il nous faut tout recommencer, ou presque.
Le contrôleur nous autorise sans attendre à réduire la vitesse à notre convenance, les aérofreins sont sortis. Pas question d’ouvrir un classeur, toutes les fiches de procédures sont prêtes au cas où nous serions confrontés à ce type de situation. Nouvelle régulation radar : pour nous donner un peu de « mou », le contrôleur rallonge au mieux notre trajectoire avant l’interception de l’ILS. Les nouvelles fréquences sont affichées, je communique les éléments clés de la nouvelle procédure : l’axe, les minimas…
Nouveau cap radar et là : re-glups, mon élève débranche le pilote automatique ! Je comprends tout de suite pourquoi il le fait : il soulage très momentanément sa charge de travail après la dernière instruction du contrôle, mais cela pourrait lui coûter très cher dans la minute qui vient. Nous sommes donc en pilotage manuel. Établi au cap : « Commandes à droite », « Tenues à droite », il doit changer sa fiche de procédure, une fois fait : « Commandes à gauche ». Le PA est reconnecté, iI me demande de lui lire la remise de gaz, ce que je fais, après quoi il effectue un briefing avec ces nouvelles données. Je vois l’aiguille du RMI pointant sur le terrain, nous sommes à 20° environ de l’axe, super, le plus dur est passé, nous commençons à respirer un peu.
La situation étant à nouveau parfaitement maîtrisée, je précise au contrôleur que nous avons un plan de vol sur Orly, que nous sollicitons un touch and go, ce que nous avions décidé avec l’examinateur auparavant, nos fiches de départ sont prêtes. « It will be a full stop landing ». Ok compris. En fait, pour parler français, on les em… Demander un touch and go sur des terrains pareils ce n’est pas commun. Nous interceptons l’ILS, toujours dans la crasse, il pleut, les essuie-glaces son sur ON, 500 ft, rampe en vue, piste en vue, atterrissage. Nous dégageons la piste, passage sur la fréquence sol, instructions de roulage (je suis content de connaître le terrain), check-list, changement de fréquence, nouvelles instructions, clearance de départ, check-list, changement de fréquence, alignement, décollage.
Au cours de cette approche ce ne sont pas les éventuels écarts qui me perturbaient, comme overshooter l’axe, ou ne pas être stabilisé suffisamment tôt, la sécurité ne serait pas spécialement engagée. Ce sont les conséquences de ces écarts, en l’occurrence le niveau de précision recherché chez un futur commandant de bord, chaque « errement » pouvant alors s’avérer rédhibitoire pour mon élève. Toute la pression est là.
Petit aparté. Avion en école, il est parfois difficile d’obtenir un créneau pour accéder aux plus gros terrains. J’avais trouvé une petite faille procédurale sur certains terrains dans laquelle nous nous glissions, nous permettant de court-circuiter une demande de créneau. Ça marchait presque à tous les coups, jusqu’au jour où une fois posé à Zurich, en plein rush le matin, on m’a demandé d’appeler le contrôle. Je ne l’ai plus jamais fait…
Mais revenons à nos moutons. Une course de slalom c’est beaucoup de virage, avec l’obligation d’éviter les raccourcis, tout en étant en étant « à fond la caisse ». Et bien un Bruxelles – Orly avec un avion à réaction c’est à peu près la même chose : une multitude de trajectoires, de nombreux points tournants, des changements de fréquences, en veux-tu, en voilà. En fait c’était à nouveau un vol piégeant. Pour rajouter à la difficulté nous pilotons avec des instruments analogiques : des aiguilles, des conservateurs de cap ; la matérialisation dans l’espace requiert pas mal de ressources mentales.
Finalement la banderole d’arrivée est en vue, nous nous posons sur la 26 à Orly où le temps est à nouveau clément ; roulage, parking.
Je sais que mes élèves ont fait du bon travail, qu’ils ont réussi leur contrôle. Mais sans le moindre retour de l’examinateur sur la qualité de leurs prestations, pressurés comme ils l’ont été depuis 24 heures, ils ne savent plus trop où ils habitent. J’ai encore la scène en mémoire : nous sommes tous descendus de l’avion, l’examinateur s’est avancé vers les stagiaires en leur tendant la main, « Bienvenue au club » leur dit-il. Les voyant, malgré un message pourtant clair, un peu dubitatif, je leur dis : « Bienvenue au club des pilotes de ligne ».
Ces deux pilotes ont décollé de Saint-Yan quelques heures plus tôt, au milieu des vaches, avec leur licence de pilote professionnel. Ils sont maintenant à Orly, au milieu des Airbus et des Boeings, avec une licence de pilote de ligne dans la poche.
Bons vols
Jean-Gabriel Charrier