De la discipline japonaise dans les cockpits
De nos jours, de nombreux environnements de travail s’automatisent, traitant beaucoup d’informations et visant à réduire la charge de travail des humains. C’est le cas en aviation, où les pilotes passent parfois plus de temps à programmer l’avionique qu’à piloter. Les tâches de pilote peuvent sembler plus faciles, plus ritualisées.
Néanmoins, cette interface Homme-Machine, comporte des failles, et une erreur de programmation (insertion d’une mauvaise valeur) peut avoir de graves conséquences : affichage d’une mauvaise altitude pouvant entraîner des pertes de séparation avec d’autres aéronefs, insertion d’un mauvais point de navigation, etc. C’est pourquoi le « monitoring » est primordial pour conserver une bonne conscience de la situation et détecter les erreurs.
Il existe un rituel employé par les conducteurs de train japonais. Il s’agit du Shisa Kanko, une phrase en japonais qui signifie « Pointer du doigt et verbaliser ». Ainsi, pour vérifier sa vitesse, un conducteur de train ne se contentera pas de jeter un œil à un panneau de limitation ou à son compteur. Au lieu de s’arrêter là, il pointera du doigt le compteur de vitesse, en annonçant par exemple « Speed check – 80 », pour confirmer l’action, et confirmer de manière audible qu’il roule à la bonne vitesse.
Les statistiques mettent en évidence les effets bénéfiques de cette technique du Shisa Kanko, avec une diminution nette du nombre d’accidents et incidents ferroviaires. Le métro New-Yorkais utilise cette technique depuis 1996. Deux ans après son introduction, le nombre d’incidents liés à un mauvais aiguillage de train a diminué de 57%.
En utilisant cette technique, le cerveau est davantage stimulé. A toute action il y a une confirmation, avec à la fois le regard (scanning, pointage du doigt) et du verbal. Une étude menée par l’Université d’Osaka a conclu que la technique du « Pointing and Calling » facilite le processus cognitif, la mémoire de travail (mémoire à court terme), et la réponse associée au processus. En d’autres termes, cette technique améliore la précision lorsque vous êtes amenés à évaluer une information donnée avant de prendre une décision basée sur cette information. Les partisans de cette technique précisent toutefois qu’elle est plus adaptée pour les situations où le résultat et sa précision sont plus importants que la rapidité d’exécution de la tâche. Elle n’est donc pas forcément adaptée pour les situations nécessitant une prise de décision immédiate.
Avec le CRM, le Pilot Flying – PF (celui qui pilote) et le Pilot Monitoring – PM (celui qui surveille) utilisent déjà ce genre de technique. Ils pointent du doigt certains paramètres, ou bien annoncent oralement certaines actions, mais pas nécessairement les deux en même temps. James Albright, dans un article paru dans le magazine Business and Commercial Aviation (Juillet 2017), évoque trois scénarios au cours desquels la technique du Shisa Kanko mise en place*, peut améliorer de la sécurité.
* Déjà utilisé par certaines compagnies.
Changement d’altitude
Le PM annonce à voix haute la nouvelle altitude qu’il paramètre dans le pilote automatique (celle qu’il a collationnée au contrôleur), tout en pointant du doigt le sélecteur d’altitude. Le PF répète le changement d’altitude tout en pointant du doigt l’altitude sélectée sur le PFD.
Procédure de roulage
Beaucoup d’incidents ont lieu au sol, pendant le roulage. Certains aéroports sont complexes et comportent des Hot Spot (HS). En utilisant le Shisa Kanko, une conversation type dans le cockpit serait :
PF : « Je vois le taxiway Alpha, je vais tourner à gauche », tout en pointant du doigt le panneau.
PM : « Je vois Alhpa, il s’agit bien d’un virage à gauche », en pointant également le panneau.
Entrée sur la piste
Les incursions sur piste constituent une réelle menace en aviation commerciale, et elles peuvent avoir des conséquences dramatiques.
Avant de s’aligner sur une piste, le pilote regarde le numéro de piste affiché sur le panneau au point d’attente et celui peint au seuil en annonçant : « Nous sommes autorisés au décollage piste 22 ». L’autre pilote confirme : « Je vois la piste 22 ». Une fois aligné, les deux pilotes pointent du doigt l’indicateur de cap et vérifient : « Cap 226 vérifié, cohérent avec le numéro de piste ».
Le Shisa Kanko a fait ses preuves dans le secteur ferroviaire. Cette rigueur japonaise pourrait être davantage introduite en aviation (qu’elle soit générale ou commerciale), afin de réduire les risques d’apparition d’erreurs et de lever les doutes. Que vous soyez en mono-pilote ou en multi-pilote, cette technique permet de sortir de la routine des tâches répétitives (qui semblent pourtant familières après les avoir répétées de nombreuses fois), et permet d’éviter de prendre de mauvaises habitudes.
Ce que vous pouvez expérimenter seul à bord (ou en monopilote)
Faites un tour de piste comme vous en avez l’habitude, sans rien changer. Ensuite, vous en effectuez un second en annonçant à voix haute les paramètres recherchés. Par exemple en vent arrière : “Vitesse recherchée 100 kt”. Vous préparez ensuite votre machine et vous annoncez : “Vitesse recherchée 80 kt”. Idem en finale et toujours à voix haute (pour améliorer votre prise de conscience), vous pouvez dire : “Trop haut” ou “Trop bas”. Vous devriez déjà ressentir une différence. Là où auparavant, sans annonces, les écarts ne vous perturbaient pas plus que ça, voire pas du tout (!), lorsque vous allez annoncer 100 kt alors que votre vitesse est de 90 kt, la prise de conscience sera effective.
Idem pour les check-lists, pour les modes GPS (NAV HEADING…)… : annoncez les à voix haute, notamment dans les moments délicats. Votre moteur se met à ratatouiller, vous pointer du doigt la température du carburateur, vous annoncez à voix haute sa valeur, vous pointez la manette du réchauffage carburateur, et vous la tirez en l’annonçant.
Pour les instructeurs
Cette approche est très intéressante pour les instructeurs, notamment quand ils sont appelés à voler avec des alarmes au cours de pannes fictives. La routine et la fatigue aidant, combien de fois les instructeurs sursautent, malgré avoir effectué une check-list (en mode routine), en ayant un doute sur la situation de l’avion : train sorti…
Bons vols
Breveté PPL, Alexandre s’intéresse de très près, aux connaissances techniques sur le pilotage, aux facteurs humains… Il a intégré l’ENAC où il suit une formation TSEEAC. Il vole à Lasbordes.