Cette année, conformément à la tradition, ma belle-famille a réservé un gîte pour passer ensemble les fêtes de fin d’année et retrouver des amis (en appliquant bien entendu les mesures de protection liées à la pandémie de COVID19 qui sévit depuis plusieurs mois). Celui-ci se trouve dans une région isolée, montagneuse, dans le centre de la France, et depuis le début du mois de décembre, nous recevons de la part de nos amis de nombreux messages nous prévenant des mauvaises conditions météo et en particulier de la présence de chutes de neige en quantité importante et régulières dans la région. Le reste de la famille est parti la veille avec nos deux premiers enfants et nous devons les rejoindre ce jour avec leurs valise et notre troisième fille, encore très jeune et qui dort mal.

La veille de notre départ, nous nous interrogeons avec mon épouse sur l’opportunité de partir, mais nous sommes rassurés par le fait que tous ceux qui sont partis avant nous sont arrivés sans encombre. D’ailleurs, nos deux enfants sont avec eux, c’est nous qui avons leurs bagages et on ne va pas les laisser toute une semaine…Malgré de très mauvaises conditions liées à la tempête Bella annoncées sur les terrains entourant notre destination pour le soir de notre voyage, nous décidons de partir car nous arriverons avant, de toutes façons.

Mon épouse dort très peu, ma nuit est aussi acceptable qu’elle peut l’être quand on a un très jeune enfant, mais je suis reposé et en forme. Bien qu’ayant prévu de partir tôt pour arriver avant le passage de la tempête, un imprévu médical nous retarde beaucoup et notre ETA se rapproche dangereusement de celui-ci…

Je vérifie aeroweb: un peu de givrage, mais plus haut que ma croisière, le front est loin et ne devrait pas arriver avant nous, et si celà s’avérait nécessaire, je prévois de passer la nuit et de repartir le lendemain matin. Après une rapide inspection de la machine, je m’assure d’avoir les équipements nécessaires et de savoir les utiliser. Le chargement est sécurisé, le devis de masse est dans les limites prévues par le constructeur, et je pars avec le plein en envisageant de ravitailler en route.

Au départ, le temps est beau : finalement nous avons bien fait de ne pas partir trop tôt car dans la matinée nous avons subi la fin du premier assaut de la tempête, avant qu’elle ne reparte de plus belle ce soir…Je me félicite d’avoir choisi une route plus au sud : le ciel est dégagé, la visibilité est bonne, mais nous distinguons bien, au loin, la limite sud du front…Le voyage se passe bien, nous prenons un peu de retard, mais pas tant que ça.

Lors du ravitaillement, cependant, nous nous interrogeons: il se fait tard, nous avons accumulé assez de retard pour arriver en même temps que la tempête prévue ce soir-là. Finalement nous repartons car il nous reste très peu de trajet.

Au bout de quelques minutes, je commence cependant à regretter de ne pas avoir pris la décision d’attendre le lendemain pour repartir : il fait maintenant nuit noire, la fine pluie qui tombait commence à faire place à des flocons de neige et je vois la couche nuageuse se densifier de plus en plus dans le faisceau de mes feux à mesure que je monte. Je tente de me rassurer en voyant l’ETA sur mon GPS : plus que 20 minutes, on va y arriver…

Un peu plus tard, la situation empire, mais il ne reste maintenant plus que 13 minutes. Sur un groupe whatsApp, mon épouse reçoit un message destiné à une des familles qui devait se rassembler pour le réveillon : “Finalement ne venez pas nous voir ce soir, on n’y voit rien du tout ! “.

En effet : la visibilité est maintenant à moins de 10m, les flocons volent en pagaille autour de nous, la nuit est noire, il est impossible de savoir où on est, et je pense à tous mes frères pilotes qui ont été victimes de ce fameux “objectif destination”, concept qui commence tout juste à diffuser dans la communauté et que j’essaye à ma manière de véhiculer lors des cours que je donne à mon aéroclub…et malgré les 10 minutes à destination affichés par le GPS et qui nous incitent à ne pas paniquer, ce qui devait arriver, que je percevais de façon diffuse mais que je refusais d’accepter, va arriver et je ne peux plus rien faire pour l’éviter: Il va falloir monter les chaînes !

Ouf ! Nous ne sommes pas en avion, même si j’espère bien vous avoir tenu dans cette idée jusqu’à maintenant: j’ai cultivé le snobisme de consulter aeroweb même en dehors de l’aviation, et quand on est en montagne en voiture, on monte. Vous pouvez donc maintenant cesser de m’insulter en vous disant que j’ai bien cherché ce qui m’arrive!

Pendant la totalité de ce voyage, et depuis sa planification, en imaginant que je l’avais prévu en avion, j’ai voulu me mettre sciemment dans la peau du pilote victime de l’objectif destination, afin d’en mettre en lumière, dans une situation (que j’estime) à (très) faible risque vital, les déterminants: Une grande motivation à rejoindre le lieu d’arrivée, une pression sociale liée à la présence de famille et d’amis et à nos enfants déjà partis, un effet de groupe avec une partie des voyageurs déjà arrivés à destination sans encombre, un refus de voir la situation se dégrader objectivement, la non remise en cause du projet malgré des éléments nouveaux défavorables qui s’accumulent, l’augmentation du sentiment de sécurité à mesure que la destination se rapproche, et l’enfermement dans une situation finalement inextricable…

En m’y prenant de la sorte, j’espère d’abord vous faire ressentir la facilité avec laquelle on peut se laisser enfermer dans une situation qui nous échappe complètement si l’on n’y prend pas garde. Il semble évident que si sur la route, la situation décrite conduira au pire à passer la nuit dans la voiture (pourvu qu’on ait prévu de quoi avoir chaud, que l’on conduit prudemment, et ce sera d’ailleurs vraisemblablement une mésaventure amusante à raconter plus tard autour d’une raclette), la même situation vécue en avion est absolument catastrophique. Mais si l’on accepte le fait qu’on peut facilement se laisser piéger en voiture, on est bien obligé de reconnaître qu’il est aussi possible de se laisser piéger an avion.

La chose essentielle qui différencie ces deux situations, c’est bien entendu l’importance des conséquences finales, dont l’évaluation correcte est le facteur permettant de prendre des mesures de protection proportionnées.  Mais c’est bien la seule: les mécanismes qui sous-tendent le maintien de mon trajet en voiture sont les mêmes que ceux qui incitent à maintenir un vol dans de mauvaises conditions, et s’il vient difficilement à l’idée de ne pas partir en voiture, c’est uniquement parce que le risque de conséquences graves est perçu comme très faible. L’enchainement des actions et des décisions qui conduisent à l’évènement redouté se produit en voiture exactement comme en avion. Ainsi, pour ceux qui n’en étaient pas encore convaincus (que je pense peu nombreux sur ce blog…), j’espère avec cet exemple apporter ma contribution à la diffusion de l’idée selon laquelle il est essentiel de regarder en face le risque que l’on prend quand on vole, et je vous renvoie pour cela à cet excellent article qui vous propose d’estimer l’équivalent en terme d’âge de votre pratique d’une activité à risque (ci-dessous) : voler en avion de tourisme est par exemple à peu près équivalent à avoir 80 ans. Et si on inclut le facteur “mauvaise condition météo”, je pense qu’on approche les 130 ans…

La deuxième chose à mettre en lumière, je ne vais pas réinventer l’eau tiède, c’est bien entendu l’anticipation de potentiels évènements indésirables et la préparation à leur faire face…Dans mon cas,  la démarche de gestion des menaces et des erreurs (Threat and Error Management) a consisté à regarder en face la probabilité de se retrouver dans une tempête de neige, à interroger mon expérience de la conduite sur route enneigée, à m’entraîner la veille au soir à monter mes chaînes, et à prévoir d’emporter des duvets pour le cas où nous devrions passer la nuit dans la voiture : Je me suis ainsi rendu compte, d’une part, que mes chaînes étaient toujours dans leur emballage fermé avec une chaînette qui nécessitait un instrument coupant, ce qui m’aurait bien embêté si je m’en étais aperçu au moment où, dehors  dans le froid et sous la neige, j’en aurais eu réellement besoin, et d’autre part, que monter un modèle de chaînes inconnu n’est pas si facile que ça lorsqu’on ne l’a jamais fait, même avec un mode d’emploi parfaitement détaillé. J’ai la faiblesse de penser qu’en dehors du risque vital, c’est en tout point comparable à la réussite d’un encadrement: Je connais très bien la théorie, mais quand le dernier entraînement se fait loin, personnellement j’ai toujours un doute sur ma capacité à le réussir. Alors si en plus c’est dans une mauvaise météo avec le stress d’une panne moteur réelle…

Enfin, la troisième chose que je voudrais souligner c’est l’enrichissement mutuel des expériences issues de nos différentes pratiques: avant d’avoir passé mon PPL, je crois que j’aurais pu avoir tendance à me dire que ça allait passer, qu’il y avait très peu de chance que les routes soient enneigées, j’aurais pu, si j’avais été jusqu’à ouvrir la boîte de mes chaînes avant de partir, me satisfaire de la lecture du mode d’emploi, en conséquence de quoi j’aurais manifestement été contraint de passer la nuit dans la voiture avec ma femme et un bébé, et sans les duvets que je n’aurais pas nécessairement prévus pour le cas où je ne serais pas parvenu pas à monter mes chaînes…Et de l’autre côté, je pense qu’avoir vécu une fois la possibilité réelle d’une situation non désirée significative et avoir fait ce qui était nécessaire pour l’éviter conforte dans mon esprit le fait que ces situations peuvent se produire, et entretient ma motivation à un entraînement régulier en avion, même si cela me met parfois dans la situation inconfortable de me confronter à mes limites et à remettre en question mes habiletés de pilote.

Certains trouveront peut-être la comparaison non pertinente…en particulier ceux qui, la veille du voyage (et accessoirement dans d’autres situations de vie), voyaient dans mon anticipation des scénarii possibles un stress et une angoisse non proportionnés à la situation: “franchement tu te stresses pour rien: ça va aller, on est passé, les routes sont dégagées, tu pars pas au pôle nord non plus… ». Et loin de moi l’idée de mettre sur le même plan le fait de dormir dans une voiture et les situations dramatiques vécues par ceux qui se sont fait surprendre par l’objectif destination, mais il me semblait quand même que cette histoire simple, en remémorant certainement à beaucoup de monde une expérience similaire, devrait permettre de faire germer dans vos esprits la compréhension des mécanismes subtils de ce type d’accident, qui fait régulièrement des victimes en aviation générale.

Je vous souhaite de bons vols, Guillaume.